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Avec Libra, Facebook est-il en passe de révolutionner la banque?

Que devient le projet de création d’une monnaie virtuelle Libra, porté par Facebook et ses partenaires ? Annoncé en juin 2019, après avoir fait couler beaucoup d’encre, il est de nouveau au cœur des attentions un an plus tard avec une nouvelle mouture. Les promoteurs du projet ont revu leur copie sans pour autant abandonner leurs ambitions. Marc Hemmerling (ABBL), Laurent Kratz (Scorechain) et Fabrice Croiseaux (InTech) font le point sur les évolutions et perspectives liées à l’émergence de cette nouvelle cryptomonnaie qui pourrait rapidement devenir accessible à près de 2 milliards d’utilisateurs.

September 16, 2020

Avant d’évoquer les dernières évolutions relatives à la création du LIBRA, pouvez-vous nous rappeler les ambitions premières de ce projet ?

Marc Hemmerling, Head of Innovation, Digital banking & payements, FinTech and Payments au sein de l’ABBL :

L’objectif principal du projet est de recourir à une monnaie virtuelle globale pour mettre en œuvre un système de paiement convivial, accessible très facilement à un grand nombre d’utilisateurs, permettant des échanges en temps réel. Il intègre aussi une dimension inclusive, en se voulant ac-cessible à des populations qui ne profitent pas du système financier traditionnel. Il y a également une vision transfrontalière, globale. Ces ambitions n’ont pas évolué avec la nouvelle mouture du projet, qui tient davantage compte des contraintes, notamment réglementaires, liées à la mise en œuvre d’un nouveau système de paiement.

En un an, comment a évolué le projet ?

Fabrice Croiseaux, CEO d’InTech : Face aux craintes soulevées par les autorités, liées au risque de fraude ou au fait qu’un consortium privé puisse émettre de la monnaie et porter atteinte à la stabilité financière de l’économie mondiale, les promoteurs du Libra ont revu leur copie. Si l’ambition initiale du projet n’a pas évolué, sa nouvelle mouture intègre de nouveaux outils, comme une vérification plus poussée des utilisateurs, un cadre renforcé pour le déploiement de smart contracts sur la blockchain qui soutient la monnaie virtuelle. Le changement le plus notable et le plus commenté réside dans le choix de ne plus créer une seule devise virtuelle, mais plusieurs. Dans sa première version, il était prévu que la valeur du Libra soit établie en tenant compte de l’évolution d’un panier de devises. Désormais, il est envisagé de créer plusieurs cryptocurrencies (appelées stable coin), chacune étant liée directement à la valeur de l’euro, du dollar ou d’autres monnaies. On aurait donc un Libra-euro, un Libra-dollar, un Libra-yen, etc.

Laurent Kratz, CEO de Scorechain : Libra a adapté sa stratégie. Plutôt que d’arriver d’entrée de jeu avec une monnaie globale, le consortium a décidé dans un premier temps d’adosser sa monnaie sur plusieurs monnaies nationales. Il faut se dire que, au-delà de Libra, la plupart des banques centrales travaillent à l’établissement de stable coin. À terme, l’euro trouvera son équivalent en monnaie virtuelle géré par la banque centrale. Mais je ne pense pas que l’idée de Libra de proposer une monnaieinternationale soit abandonnée pour autant.

M.H. :  Pour Libra, il s’avère en effet plus simple d’entrer sur le marché en associant la valeur de sa monnaie directement à celle de l’euro plutôt qu’en s’appuyant sur une devise neutre.

« Il y a une opportunité pour les banques de devenir elles-mêmes virtual asset providers »

Quel est le potentiel révolutionnaire d’un projet comme LIBRA ?

M.H. : Les technologies sur lesquelles s’appuie Libra ne sont pas neuves. Les ambitions qu’il porte
non plus d’ailleurs. Beaucoup d’acteurs aspirent depuis des années à mettre en œuvre un système de paiement global, permissionless. La technologie le permet. Mais les acteurs qui nourrissent ces ambitions sont confrontés à des contraintes réglementaires, qui visent avant tout à garantir la confiance des citoyens dans le système. L’aspect révolutionnaire du projet Libra découle surtout de la puissance de Facebook.

L.K. : En effet, techniquement, mettre en œuvre un tel projet n’est pas complexe. Les enjeux résident avant tout dans l’accès au marché. Facebook, c’est 1,7 milliard d’utilisateurs qui pourraient directement recourir à de nouvelles solutions de paiement s’appuyant sur Libra. Tous les utili-sateurs de WhatsApp, au jour du lancement du Libra, pourraient accéder à leur porte-feuille de monnaie virtuelle (wallet) et transférer de l’argent à un proche via l’application. Un tel projet rendrait directement l’utilisation des monnaies virtuelles moins confidentielle, faciliterait grandement les transactions. Rappelons que le Bitcoin n’est encore utilisé que par 50 millions d’utilisateurs seulement.

F.C. : Alors que la technologie blockchain permet d’envisager des modèles complètement décentralisés, on constate que ce qui est construit à travers Libra, autour de quelques dizaines de nœuds (des serveurs dont la fonction est de valider chaque transaction, ndlr), reste assez centralisé, même plus centralisé que le système bancaire actuel. Cette approche, à nouveau, doit faciliter l’accès à la devise pour chacun, autrement dit la distribution de la monnaie auprès des utilisateurs à travers des services providers identifiés, ainsi qu’assurer le contrôle des utilisateurs.

L.K. : Il faut aussi préciser le modèle économique sur lequel s’appuie le Libra. Plus il y aura des coins en circulation, plus le système sera rémunérateur pour ses parties prenantes.

Quels sont les risques pour le secteur bancaire que l’on qualifiera de traditionnel ?

M.H. :  Le principal risque pour le secteur est de voir des fonds sortir du système bancaire. Les actifs convertis en Libra et gérés depuis un wallet disparaissent des comptes de dépôt. C’est un peu comme si vous conserviez une partie plus importante de vos actifs en cash. À grande échelle, compte tenu de l’importance de la masse monétaire qui pourrait être convertie en Libra, c’est la capacité de prêt des acteurs bancaires qui pourrait être impactée et entrainer des problèmes macro économiques. Je ne dis toutefois pas qu’il n’est pas possible d’y remédier, en envisageant par exemple d’autres formes de financement au départ du Libra, comme le peer-to-peer lending.
Cependant, cette éventualité pourrait nuire à la stabilité économique du secteur.

Comment les banques peuvent-elles se positionner ou s’adapter vis-à-vis de cette éventualité ?

F.C. :  Il y a une opportunité pour les banques de devenir elles-mêmes virtual asset providers, autrement dit de se doter de la capacité de gérer de la monnaie virtuelle, comme elles gèrent déjà
des actifs monétaires traditionnels. Elles pourraient très bien gérer et distribuer des Libra à leurs clients, mais aussi d’autres monnaies virtuelles.

M.H. : Les évolutions historiques dans le domaine du paiement ont tendance à démontrer que la constitution d’un wallet pour pouvoir effectuer des paiements constitue toujours une étape supplémentaire, et donc de trop. L’idéal sera de pouvoir initier des paiements depuis un compte de dépôt unique, sans devoir s’appuyer sur d’autres intermédiaires. C’est la direction que souhaitent poursuivre les autorités européennes à travers la directive sur les comptes de paiement.

F.C. : La plus grande menace concerne sans doute les opérateurs de cartes bleues, comme VISA ou MASTERCARD. Quel sera l’impact dans ce business ? Vont-ils jouer un rôle dans le déploiement
du Libra ? Ces acteurs faisaient partie du consortium au départ, avant de s’en retirer. Mais il n’est pas impossible qu’ils reviennent à la table de discussion.

M.H. : De tels acteurs n’hésitent pas à dépenser des sommes importantes dans leurs démarches de veille technologique. Il est probable qu’ils aient choisi de payer cher, pour prendre part au projet Libra dès le départ et apprécier les enjeux, risques et opportunités les concernant. Pour Facebook, l’enjeu serait donc de proposer un moyen de paiement efficient, plus que de se positionner comme acteur bancaire à part entière…

F.C. : L’intérêt principal pour Facebook, dont le modèle s’appuie sur la valorisation des données, réside dans la connaissance de ses utilisateurs, dans le contact qu’ils peuvent maintenir avec eux. Facebook vient de renommer le 26 mai dernier son wallet Libra en Novi pour bien montrer la différence entre la monnaie virtuelle et le wallet. Il sera bientôt possible d’effectuer un transfert en temps réel vers un autre utilisateur à l’autre bout de la planète ou encore de régler des achats en deux clics au départ de Facebook. À travers cela, surtout, Facebook disposera de nouvelles données utiles autour des achats effectués via l’application ou de la capacité financière des utilisateurs.

L.K. : D’autre part, le modèle économique de Libra s’appuyant sur la blockchain, ses parties prenantes se rémunèrent en fonction du volume de transactions effectuées. Plus les Libra circule-
ront, plus les opérateurs des nœuds de la blockchain (des serveurs dont la fonction est de valider chaque transaction, ndlr) y gagneront. Un des enjeux est de permettre aux utilisateurs d’effectuer toutes les transactions, en ligne et même chez l’artisan boulanger du coin, en Libra.

« Aujourd’hui,la monnaie virtuelle est un sujet considéré avec sérieux au niveau de l’ensemble des comités exécutifs des banques »

En Europe, et plus largement en Occident, LIBRA va donc être un système de paiement parmi de nombreux autres. Son réel intérêt ne réside-t-il pas dans l’inclusion financière qu’il permet, dans la possibilité d’offrir facilement un moyen de paiement efficient à ceux qui n’y ont pas accès ?

M.H. :  Je pense qu’il faut relativiser cet aspect. Si l’on parle d’inclusion financière en Europe, la directive sur les comptes de paiement contraint les banques commerciales à fournir un service minimum, un compte et un moyen de paiement associé, à tout le monde. Si l’on pense aux citoyens n’ayant pas accès aux services financiers dans les pays en voie de développement, le principal problème ne se situe pas uniquement dans l’accès aux moyens de paiement. Dans la mesure où malheureusement il n’y a pas ou peu d’actifs financiers à transférer, l’importance de disposer d’un moyen de paiement global et complexe tel que imaginé par Facebook est moindre. A mes yeux, la dimension inclusive est avant tout un levier commercial.

L.K. : Si l’on considère cet enjeu, on peut même ajouter que Libra arrive tardivement sur les marchés en voie de développement. En Chine, par exemple, avec Alipay, les utilisateurs peuvent depuis longtemps régler leur paiement sans passer par le système financier traditionnel, via leur opérateur téléphonique. Le véritable intérêt de Facebook et de ses partenaires est de parvenir à ce que les utilisateurs capitalisent leur argent dans le circuit Libra. Il faut consolider un écosystème qui permette de facilement payer son AirBnB ou son Uber, ou encore une plateforme d’achats en ligne, avec des Libra.

En quoi le projet LIBRA a-t-il changé la perception des banques vis-à-vis des monnaies virtuelles ?

L.K. :  Il l’a changé fondamentalement. Aujourd’hui, la monnaie virtuelle est un sujet considéré avec sérieux au niveau de l’ensemble des comités exécutifs des banques. Les banques centrales tra-
vaillent activement sur le sujet sur l’émission de monnaie virtuelle, de stable coin. Tous considèrent l’importance et l’opportunité de proposer des devises virtuelles stables, adossées au système monétaire actuel, pour gagner en efficacité et en transparence. Je ne pense pas que le plus grand intérêt qu’offrent les cryptocurrencies et la blockchain se situe au niveau du paiement. Il se trouve à mes yeux davantage au niveau de l’activité de settlement, de gestion et de transferts des titres financiers. Les monnaies virtuelles constituent un moyen plus efficients de régler des achats ou des transferts de titres, de verser des dividendes, d’effectuer des swaps.

F.C. : La technologie blockchain, en permettant une gestion décentralisée des informations et des opérations, doit en effet permettre de réduire le temps de traitement des transactions liées à l’achat ou au transfert de titres et faciliter la réconciliation des données. Il y a un énorme potentiel à ce niveau.

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