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Le big data au secours de la justice 

On l’appelle justice prédictive. Elle affirme pouvoir prédire l’issue d’un procès en analysant la jurisprudence existante. Aux Etats-Unis, elle évalue aussi, à la place du juge, le risque de récidive présenté par un prévenu. Cette pénétration du big data et de l’IA dans l’univers judiciaire pourrait avoir des conséquences profondes. Mais est-ce finalement une bonne idée ? Par Sébastien Lambotte - Pour ITnation Magazine Edition été 2018

September 10, 2018

Dans l’arsenal des « legal techs » qui se développent depuis quelques années, les solutions de justice prédictive font dernièrement beaucoup parler d’elles. Cette expression recouvre toutefois plusieurs réalités. D’abord, elle renvoie à une pratique déjà courante dans plusieurs états des Etats-Unis ou en Angleterre : la prédiction des risques de récidive d’un prévenu. Grâce à un logiciel qui se base sur toute une série de facteurs, le juge peut être aiguillé dans sa décision sans devoir lui-même analyser chacun de ces éléments.

Mais depuis quelques années, l’utilisation de logiciels reposant sur l’exploitation de données par une intelligence artificielle n’est plus cantonnée au monde judiciaire anglo-saxon et à l’analyse du risque de récidive. En Europe continentale aussi, de premiers tests ont été menés ces dernier mois, notamment dans une série de Cours d’appel françaises, où le logiciel « Predictice » a été utilisé de janvier à avril.

 

Des millions de décisions de justice analysées

Cet outil français permet, selon ses concepteurs, de prédire le résultat probable d’une action en justice. Pour ce faire, le logiciel analyse des millions de décisions judiciaires passées, sélectionne celles qui sont proches de l’affaire en cours et évalue le taux de succès potentiel d’un plaignant. L’algorithme qui soutient cette application réalise ce travail en l’espace de quelques secondes.

Si ce genre d’outil suscite un intérêt marqué dans les sytèmes judiciaires anglo-saxons, où la jurisprudence a une grande importance dans la décision prise par les juges, les tests de ces derniers mois n’ont pas suscité un grand enthousiasme auprès des magistrats français. Selon le ministère de la Justice, « il est apparu que le logiciel (…) méritait d’être sensiblement amélioré » et qu’il « ne présentait pas en l’état de plus-value pour les magistrats qui disposent déjà d’outils de grande qualité pour analyser la jurisprudence de la Cour de cassation et des cours d’appel. »

 

Un intérêt surtout pour les avocats

Cet avis n’est toutefois pas partagé par l’ensemble des autorités françaises. Ainsi, en février dernier, le vice-président du Conseil d’Etat français, Jean-Marc Sauvé, reconnaissait lors d’un colloque l’intérêt d’une solution de justice prédictive, tout en rappelant que « l’accès au juge et les principes du procès équitable doivent rester la règle ». « Le recours à des algorithmes pour le traitement des dossiers les plus répétitifs et les plus simples, ceux par exemple qui ne nécessitent que l’évaluation d’un dommage, l’application d’un barème ou d’une trame prédéterminée, encouragerait aussi le règlement de nombreux litiges en amont même du recours au juge, par le développements des modes alternatifs de règlement, comme la médiation ou la conciliation, expliquait Jean-Marc Sauvé. En réduisant le temps passé aux recherches fines fondées sur des éléments de fait et de droit comparables, l’utilisation des algorithmes permettrait également aux juges de se décharger des tâches les plus chronophages au profit de l’examen des questions nouvelles ou complexes. »

Pour l’un des créateurs de Predictice, Louis Larret-Chahine, l’algorithme a toutefois plus d’utilité pour l’avocat que pour le juge. En effet, il vient répondre à une question souvent posée par les clients : quelles sont mes chances de gagner ce procès ? En utilisant un logiciel de justice prédictive, l’avocat pourra répondre en utilisant une base « objective ». En outre, il pourra aussi choisir d’orienter son client vers un règlement à l’amiable ou, si celui-ci s’entête, refuser de le défendre en estimant que ses chances de succès sont à peu près nulles…

 

Des faiblesses à corriger

Comme de nombreux programmes utilisant l’intelligence artificielle, il reste toutefois encore beaucoup de réglages à opérer et de précautions à prendre pour faire des outils de justice prédictive des solutions réellement efficaces et sans « danger ».

Au niveau technique tout d’abord, la plupart des logiciels de justice prédictive mettent aujourd’hui sur le même pied les caractéristiques premières du litige et les éléments de contexte pour réaliser leur analyse. Aucune distinction n’est opérée entre ces différentes données. Certaines doivent pourtant être regardées avec une certaine forme de sensibilité pour être bien comprises.  

Ensuite, le principe en lui-même reste, pour beaucoup d’analystes, sujet à caution. En effet, le juge qui utiliserait ce genre d’outil pourrait être tenté d’aller dans le sens de la majorité de ses confrères : il pourrait avoir tendance – même inconsciemment – à suivre la décision la plus courante pour le type de dossier qu’il doit traiter. La question du dévoilement ou non de l’identité des juges dans le flot de data traité par ces applications de justice prédictive pose aussi question. Si c’était le cas, certains petits malins auraient tendance à introduire leur dossier dans la juridiction où opèrent les magistrats les plus favorables à leur type de dossier…

Enfin, les statuts de l’avocat – un conseiller mais plus vraiment un plaideur – et du juge – qui se concentrerait sur les « gros » dossiers délicats – seraient profondément transformés par l’utilisation généralisée de ces solutions de « prédiction ». Dans leur sillage, c’est l’institution judiciaire elle-même qui changerait de visage.

La question se pose alors : est-ce vraiment souhaitable ?

 

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