TRANSFORMATION & ORGANISATION

Le Chief Hapiness Officer à la croisée des chemins

Au XXIe siècle, c’est à l’entreprise de rendre les gens heureux. Partout, les managers reçoivent la mission de veiller au bien-être de leur équipe, de leur offrir des conditions de travail idéales pour accroître leur sentiment d’épanouissement. Les fonctions de Chief Hapiness Officer (CHO), Chief Wellness Officer (CWO), ou encore Feel Good Manager ont fait leur apparition dans différentes entreprises, tels des gourous en quête du Nirvana. Pour quel résultat ? 

February 11, 2021

C’est la nouvelle profession à la mode, à la croisée des chemins entre communication, ressources humaines et management, le Chief Happiness Officer (CHO) a pour mission de réinventer les façons de travailler et de remettre l’humain au centre des préoccupations. Car le problème est bien là, il n’y a jamais eu autant de mal-être dans les entreprises qu’aujourd’hui. Et la crise que nous traversons ne vient pas arranger les choses. Dans ce contexte difficile, le CHO serait-il le vaccin à même d’inoculer le bonheur dans l’entreprise ? Les avis sont pour le moins nuancés. 

A l’origine, le concept a été créé par Chade-Meng Tan, un ingénieur américain, 107e salarié embauché par Google, qui a changé de métier pour se concentrer sur le développement des personnes et leur bien-être. Il a inventé la fonction de « Jolly Good Fellow » (ndlr. super bon camarade) et est devenu le premier M. Bonheur de l’histoire. Par ailleurs, de nombreuses études issues d’Harvard ou du Massachussets Institute of Technology (MIT) pointent la corrélation positive entre le plaisir au travail et la performance. Des chiffres impressionnants circulent montrant « qu’un salarié heureux est deux fois moins malade, six fois moins absent, ou encore neuf fois plus loyal ». Le constat semble implacable : le bien-être est un des premiers facteurs de la performance individuelle et collective. 

De la motivation à la productivité

Les grandes entreprises internationales, dans leur volonté de bonne gestion des ressources humaines et d’une communication interne optimisée, ont vite vu dans cette nouvelle fonction une clef efficace pour répondre aux problématiques de management, de motivation et d’engagement des salariés, de santé au travail, de marque employeur (recruter des talents, limiter le turn-over…) et, bien sûr, de productivité.

L’enjeu est de taille et les missions d’un véritable CHO en sont d’autant plus complexes. Elaborer et mettre en œuvre une culture de travail positive, améliorer les relations et créer du lien, induisent d’être au cœur des changements de l’entreprise. Le Chief Happiness Officer doit pouvoir intervenir sur des points stratégiques comme les nouveaux outils, essentiellement digitaux, les horaires, la mobilité et le télétravail, mais aussi sur des sujets sensibles comme l’optimisation du parcours individuel en entreprise, les entretiens de motivation, la cohésion d’équipe, le coaching… 

En France, selon le « baromètre Lavazza x Ifop, Bonheur et bien-être au travail, qu’en pensent les cadre français ? » publié l’an dernier, 79 % des cadres pensent ainsi que le Chief Hapiness Officer a un impact sur la productivité des salariés. Le poste bénéficie d’une bonne image, puisque 82 % des cadres estiment que cette fonction est “une bonne chose”. Mais, derrière l’aspect fun, le but réel des CHO est sans conteste de créer de l’engagement pour favoriser la productivité des collaborateurs. Une démarche qui doit être sincère et globale pour être efficace. Souvent absents des comités de direction, les CHO se retrouvent cantonnés à des rôles d’animateurs plus que de managers, et occupent globalement des postes opérationnels qui n’ont pas ou peu d’impact sur les décisions de l’entreprise. S’il n’est pas pris au sérieux au niveau du comité de direction, le travail du CHO relève davantage d’une mise en scène de la bienveillance, incarnée par une unique personne, que d’un réel changement de mentalités, insufflé par l’ensemble des managers. 

Le CEO, premier CFO de l’entreprise

Une question, plus profonde, se pose : le bonheur est-il, et doit-il, vraiment être le combat de l’entreprise ? Pour Julia de Funès, philosophe d’entreprise, « la mode consiste à dire : nous faisons tout pour le bonheur des salariés, ainsi ils seront plus performants. C’est confondre cause et conséquence : c’est parce qu’ils auront eu la possibilité d’être performants qu’ils seront heureux. » Si le chef d’entreprise n’a pas su être le premier Chief Happiness Officer de sa propre entreprise, comment peut-il créer un poste à ces fins ou déléguer cette mission sans aveu d’échec ? Et comment, dans ce contexte d’échauffement social, le CHO peut-il être légitimé par la direction et légitime pour les employés ?

Dans une entreprise à modèle hiérarchique et directif, la raison d’être d’un CHO reste un mystère. Aujourd’hui, dans une société où la technologie et l’innovation sont clés, le bien-être des collaborateurs doit réellement être dans l’ADN d’une entreprise. Et le bien-être ne se télécharge pas. C’est un peu comme lancer un site internet et déclarer a posteriori publiquement qu’une stratégie digitale a été mise en place…Le 9 octobre dernier à Paris, ont eu lieu les premiers Awards du bien-être au travail. A cette occasion, Laurence Vanhée, ancienne CHO au ministère de la sécurité sociale belge et auteure de Happy RH: le bonheur au travail, rentable et durable a notamment déclaré : « La recrudescence de burn-out, de bore-out et de brown-out montre qu’après 30 ans passés à optimiser leurs processus, avec un leadership descendant, les entreprises ont fini par oublier l’humain. » Pour elle, il s’agit bien de « réinventer notre façon de travailler et remettre l’humain au centre des préoccupations ». Mais attention, elle met en garde : la fonction de CHO « va plus loin que les massages et les barbecues ». 

Une incursion délicate dans la vie privée

Faire en sorte que les employés n’aillent plus à reculons au bureau le matin, tel est l’objectif.  Toutefois, d’autres voix se font entendre, dénonçant cette incursion de l’univers professionnel dans la sphère du privé. “Les CHO sont le symptôme de tout ce qui va mal dans l’entreprise”, explique la sociologue du travail Danièle Linhart, directrice de recherche au CNRS et professeure à l’université de Paris X. Elle fustige « l’idée qu’il faille aider les salariés face aux conditions de travail de plus en plus exigeantes. Pour pouvoir obtenir plus d’eux, les managers proposent maintenant de s’occuper de problématiques qui ne sont plus strictement professionnelles mais aussi personnelles ». L’employé entrerait alors dans une sorte de cercle vicieux : “Une étrange idéologie qui déclarerait : « l’entreprise est là pour vous ». On vous permet de vous faire les ongles par exemple. Or, si quelqu’un veut se faire les ongles au bureau, il les fera. L’autoriser à le faire n’est qu’une mise en scène de la soi-disant bienveillance de la direction à l’égard des salariés. » La sociologue balaye dès lors toute volonté de bonté de la part des managers dans cette quête du bonheur et du bien-être : « Tout cela renforce le message de l’employeur qui dit, regardez comme on est gentil avec vous. Mais, si on a besoin que vous restiez plus longtemps au boulot, vous n’allez pas nous faire la tête quand même ? »

Danièle Linhart conclut en rappelant un principe fondamental : “Cette nouvelle perméabilité entre le privé et le professionnel peut avoir des effets négatifs. On le voit déjà avec ces SMS ou ces mails qu’on reçoit et qu’on lit à n’importe quelle heure. Il ne faut jamais perdre de vue le lien de subordination entre un salarié et sa hiérarchie. Cette dépendance ne sera, elle, jamais remise en question dans notre modèle actuel. Vous pouvez vous faire les ongles au bureau ou vous servir à volonté dans le frigo, ça ne changera rien à vos missions et à vos évaluations qui détermineront votre avancement ou votre risque de vous faire licencier. »

Aujourd’hui, c’est certain, une grande majorité des salariés aspire à une évolution des modes de travail au sein de leur entreprise. Cela veut dire davantage de travail collaboratif et participatif, davantage de souplesse et de flexibilité dans la gestion du temps de travail, tout en plébiscitant un management basé sur la confiance. L’essentiel réside dans le sens, l’autonomie et la reconnaissance des collaborateurs. Malheureusement, il est souvent difficile de s’attaquer de front à ces sujets compliqués. Et la tentation est grande de remplacer cette nécessaire remise en question de l’employeur par de simples babyfoots, des formations ludiques et des « Chief Happiness Officer ». 

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