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« L’industrie sera un pilier de notre projet de société »

Anaïs Voy-Gillis, Dr en Géographie & Spécialiste des questions industrielles

December 16, 2021

Pendant les quarante dernières années, l’industrie a considérablement reculé dans nos contrées. Face aux nombreux défis que nos sociétés doivent relever, au niveau environnemental ou pour garantir une meilleure cohésion sociale, le redéploiement de l’activité industrielle au cœur de nos territoires constitue un enjeu central. La renaissance industrielle est au cœur des travaux de recherche d’Anaïs Voy-Gillis depuis plusieurs années. Docteur en géographie, spécialiste des questions industrielles, elle évoque avec nous les conséquences de la délocalisation. A ses yeux, il y a une opportunité à soutenir un nouvel élan industriel en France et plus largement en Europe. Le grand défi, pour cela, est de parvenir à se doter d’une stratégie claire, à long terme, contribuant à un projet de société commun.

Vos travaux portent sur les enjeux industriels en France et sur le continent, pointant notamment les conséquences de la désindustrialisation sur nos économies. Comment s’exprime-t-elle actuellement ?

La désindustrialisation est un phénomène que l’on observe dans tous les pays d’Europe occidentale, avec plus ou moins de profondeur. L’analyse du poids de l’industrie dans le PIB, tout comme celle de la balance commerciale des pays et de l’évolution de l’emploi industriel permet d’en rendre compte. Des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie ou la Belgique présentent une balance commerciale encore excédentaire. Mais le déficit commercial de la France s’élève à 82,5 milliards d’euros en 2020, largement supérieur à celui de l’Espagne par exemple, qui a une balance négative de 16 milliards d’euros. En Europe, il n’y a aucun autre pays qui présente un déficit commercial aussi dégradé que la France et cette situation se détériore chaque année.

Comment expliquer ce recul de l’industrie dans nos pays ?

La désindustrialisation est un processus qui a débuté dans les années 1970, avec l’ouverture de l’économie chinoise sur le monde, la chute du bloc soviétique et la possibilité de produire avec des coûts moindres en Europe de l’Est et en Asie. Le phénomène est aussi la conséquence de choix politiques plus ou moins conscients. Si l’Allemagne est parvenue à maintenir un consensus autour de l’industrie, ce n’est pas le cas en France ou au Royaume-Uni. La France a évolué sans forcément l’assumer vers une économie de services. La France n’a plus vraiment de stratégie industrielle depuis de nombreuses années. En revanche, elle a maintenu des politiques de soutien à l’innovation et à la R&D, sans pour autant enrayer le phénomène de désindustrialisation car la production était considérée comme une activité à faible valeur ajoutée et qu’il était préférable de garder sur le territoire national les activités à forte valeur ajoutée en amont de la production. Cette stratégie est actuellement remise en question tant le modèle d’une société post-industrielle semble ne pas avoir produit les fruits espérés. 

Ces politiques d’innovation ne suffisent pas ?

L’industrie s’appuie évidemment sur une démarche d’innovation et d’ailleurs malgré les politiques publiques en la matière, la France n’a pas atteint l’objectif européen fixé depuis l’an 2000 de 3% du PIB investi dans la R&D. C’est toutefois faire preuve de naïveté que de croire que d’autres pays ne vont pas mettre en œuvre des stratégies similaires d’innovation, dans des domaines à haute valeur ajoutée. La Chine, la Corée du Sud et de nombreux autres pays émergents ont la capacité d’innover, en particulier sur des segments de marché où la France ambitionne de devenir leader comme l’hydrogène, le véhicule électrique, etc. Or, dans ce contexte, il y a un avantage pour ceux qui entretiennent une proximité entre les lieux où l’on produit et ceux où l’on innove. Il y a un intérêt à connecter les deux. La proximité permet d’accélérer certains processus et corriger plus rapidement les défauts. Par ailleurs, il convient également de préciser que l’innovation n’est pas uniquement technologique. 

« L’avantage va à ceux qui entretiennent une proximité entre les lieux de production et les centres d’innovation. »

Si l’on prend l’exemple français, en outre, nous souffrons de notre positionnement de non-choix. Aujourd’hui, nous importons beaucoup plus de biens intermédiaires que certains de nos voisins, en raison de notre spécialisation. La France exporte principalement des biens de haute technologie. Les exportations françaises sont tirées par l’aéronautique et la défense, mais peine à se positionner et à être compétitive sur d’autres productions. Dès lors, on importe beaucoup. En parallèle, nous ne sommes pas spécialisés dans certains secteurs comme les biens d’équipement à la différence de l’Italie et de l’Allemagne, ce qui ne veut pas dire que nous n’avons pas d’entreprises qui réussissent dans ces secteurs. 

L’industrie a l’avantage d’être structurante dans nos économies. Quelles sont dès lors les conséquences de cette désindustrialisation ? 

À l’exception des métropoles, où se concentre l’économie de services, on constate que les territoires désindustrialisés sont pour beaucoup en souffrance. Nous ne sommes pas parvenus à y recréer la valeur qui a été détruite en choisissant de produire ailleurs. Nous sommes donc confrontés à des problématiques de cohésion sociale et territoriale catalysées par le mouvement des gilets jaunes depuis 2018. On dit en effet que pour un emploi créé par l’industrie naissent trois emplois indirects et plus encore d’emplois induits. Ces emplois induits sont liés à l’ouverture ou au développement de commerces locaux, mais aussi parfois au maintien ou à l’ouverture d’une classe accueillant les enfants. Au-delà de ces enjeux de cohésion, il y a aussi une question de souveraineté qui est de plus en plus souvent soulevée à la faveur de la pandémie. En laissant partir des productions stratégiques, nous créons notre propre dépendance à l’égard de pays tiers, pas forcément nos alliés sur le plan géopolitique. Cela s’illustre aussi dans le numérique. Enfin, il y a la question de l’environnement qui, de plus en plus, entre en considération, même si les plus vertueux ne sont pas encore forcément récompensés.

« Il y a trois raisons de réindustrialiser : pour maintenir une cohésion sociale, assurer notre souveraineté et répondre aux enjeux environnementaux. »

En effet, la COP26 a notamment mis en exergue l’opportunité de soutenir le redéploiement d’une production de proximité pour lutter contre le réchauffement climatique …

La réindustrialisation, d’autant plus si elle peut s’appuyer sur un mix énergétique décarboné, constitue un moyen d’atteindre certains objectifs de l’Accord de Paris sur le climat. Avec la désindustrialisation, nous avons eu tendance à externaliser nos émissions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, on constate qu’il y a un intérêt à re-densifier le tissu productif localement et construire une approche autour de l’économie circulaire. Mais il y a une réelle opportunité à mener une réflexion plus approfondie autour de l’industrie et de ses externalités négatives : efforts de sobriété, pollution liée à l’utilisation de matériaux dérivés du pétrole, etc. Il faut sans aucun doute repenser les produits, les composants et matériaux utilisés, envisager dès l’étape de conception la possibilité de les recycler. Il faut également repenser les chaînes de valeur des produits et créer de nouvelles filières autour du recyclage et de la valorisation des déchets, ce qui permet également de réduire notre dépendance en termes d’approvisionnements sur certaines matières. Le but est de réduire notre empreinte environnementale. Il ne s’agit pas de compenser, mais bien de réduire durablement la facture environnementale de nos modes de production et de consommation. 

L’urgence climatique constituerait donc un levier clé de la renaissance industrielle européenne ? 

« La question environnementale est un élément clé de la renaissance de l’industrie. »

Oui, et si on y intègre d’autres réflexions autour de la taxe carbone ou kilométrique, de bonus-malus environnementaux, il y a une réelle opportunité à envisager un redéploiement industriel en valorisant ceux qui adoptent un comportement environnemental vertueux. La question environnementale est un élément clé de la renaissance de l’industrie, mais elle doit être réellement accompagnée avec une démarche autour de la sobriété et de réduction de nos consommations. 

On veut réindustrialiser pour trois raisons : garantir notre souveraineté, assurer une meilleure cohésion sociale et territoriale, et répondre aux enjeux environnementaux. 

La question des dépendances, mise en avant avec la crise des masques au cœur de la pandémie, semble se poursuivre autour d’autres composants, comme par exemple les semi-conducteurs. Quel regard portez-vous sur ces enjeux ?

La problématique des semi-conducteurs est l’une des plus complexes. Et elle est aussi extrêmement passionnante. Cette industrie incarne parfaitement les effets de la mondialisation, avec le choix d’entreprises qui étaient intégrées verticalement et qui, petit à petit, ont confié la production de composants à des tiers spécialisés. Aujourd’hui, INTEL ou NVIDIA dépendent directement de l’entreprise taïwanaise TSMC, le plus important producteur de semi-conducteurs. Face à ces problèmes de dépendance et aux risques géopolitiques qui entourent l’île, il y a une volonté de notre pays de renforcer leur capacité de production. Ainsi, les États-Unis et l’Union européenne ont mis en place une stratégie pour envisager la relocalisation de production sur leur territoire. Mais cela pose beaucoup de questions, notamment en matière de compétitivité, de positionnement marché. Ces questions renvoient à l’exigence de définir une ambition et des stratégies industrielles claires, à l’échelle des États et de l’UE.  

Si l’on continuer à se pencher sur l’exemple des semi-conducteurs, comment répondre à cet enjeu de souveraineté ?

Il faut se demander, au regard de nos principaux marchés, quels sont nos besoins actuels et futurs et dans quelle direction investir. Quelle chaîne de valeur souhaitons-nous reconstituer, pourquoi et comment ? Dans cette perspective, il est aussi important de s’appuyer sur nos points forts. Par exemple, la Chine a placé les semi-conducteurs au cœur de sa stratégie Made in China 2025, en partant du constat qu’elle n’était leader dans aucun segment de valeur du semi-conducteur. En Europe, d’autre part, certaines entreprises occupent une position de leader sur des marchés de niche, comme STMicroelectronics ; d’autres maîtrisent des points clés de la chaîne de valeur, comme ARM, Soitec, ASML. On pourrait donc reconstruire une industrie à partir de ces entreprises, en veillant aussi à sécuriser ces sites de production clés. Il se posera ensuite la question de savoir s’il est réellement pertinent pour l’UE de se lancer dans la course à la miniaturisation ou si cela n’est pas pertinent au regard des principaux marchés européens.

Si l’on comprend les opportunités de réindustrialiser, quels sont les enjeux pour y parvenir ?

Il est essentiel de prendre le temps de se poser les bonnes questions pour définir une stratégie industrielle opportune. Le temps industriel est par nature plus long que le temps politique. Le « stop and go » à chaque changement de majorité politique ne permet pas aux industriels de se projeter. Il faut donc parvenir à se doter d’une vision à long terme, en clarifiant là où on veut aller à l’échelle d’un pays puis à celle de de l’UE. La France, par exemple, affiche l’ambition de devenir leader mondial dans le domaine de l’hydrogène vert. Or, si l’on creuse, la volonté est de centrer les efforts sur la production amont de cet hydrogène. La stratégie affichée semble moins se concentrer sur le soutien des acteurs qui veulent développer des usages de l’hydrogène, donc des technologies comme l’électrolyse et des infrastructures de réseaux. Cela nous expose au risque de devoir importer à terme ces technologies, ce qui ne résoudra ni notre problème de souveraineté, ni notre problème de balance commerciale. En matière de vision, c’est insatisfaisant. 

Qu’est-ce qui doit orienter, permettre de définir cette stratégie ?

« La réindustrialisation, c’est une réflexion sur un projet de société à long terme. »

C’est une réflexion sur un projet de société à long terme. Il nous faut définir une vision collective, fixer des buts et identifier les batailles décisives à remporter pour restaurer notre puissance industrielle, et in fine, reprendre notre destin en mains. L’industrie sera un pilier de ce projet de société. Au-delà, il faut définir la route à suivre pour donner vie à ce projet de société, avec des objectifs à court, moyen, long terme et se donner les moyens de les suivre. 

Pour permettre à des filières industrielles d’émerger, il faut toutefois une demande…

Oui, et la stratégie doit contribuer à structurer cette demande. Sans demande pour des produits français, pas de réindustrialisation possible et pérenne. La démarche repose sur trois leviers. Le premier est la commande publique. Il faut que l’État soutienne l’industrie à l’échelon national et contribue à ancrer les productions sur le territoire. Des efforts sont faits dans ce sens, mais on peut aller plus loin. La même question se pose au sein des collectivités territoriales. On peut par exemple penser à intégrer des critères environnementaux ou de souveraineté dans les appels d’offres publics. Autrement dit, les acteurs publics doivent montrer l’exemple. Au-delà du secteur public, qui ne peut pas être la seule réponse, il y a un enjeu autour des stratégies d’approvisionnement des entreprises. Cette démarche contribuerait à reconstruire des écosystèmes locaux, mais nécessite une meilleure valorisation des entreprises, notamment les plus petites qui sont souvent peu connues. 

Le troisième levier, c’est celui du consommateur. Si on constate une volonté affichée d’une part croissante de la population d’acheter davantage local, elle peine encore à se traduire en actes. Les problèmes en la matière sont relatifs au pouvoir d’achat, à une méconnaissance ou l’inexistence d’alternatives locales aux produits importés.

« Avec la demande publique, l’Etat doit soutenir la demande et contribuer à ancrer les productions à l’échelle du territoire. »

En même temps, c’est essentiellement le prix qui oriente encore l’achat. Face à des régions aux  coûts de production très bas, peut-on redéployer une industrie compétitive chez nous ?

Nous avons des acteurs industriels qui sont compétitifs, et ce même sur des productions de basse technologie. Il y a toutefois un réel enjeu d’éducation, pour inviter les consommateurs et les entreprises à considérer le coût d’usage davantage que le coût d’achat. Dire que ce qui est produit chez nous coûte plus cher n’est pas forcément vrai, notamment au regard de l’automatisation croissante d’un certain nombre d’usines. Acheter localement, en outre, contribue plus fortement à l’économie. L’automatisation et la pénétration de certaines technologies au sein des activités industrielles, notamment tout ce qui est lié aux données, doivent nous permettre de gagner en compétitivité. 

Quand on parle de réindustrialisation, en particulier sur un petit territoire comme le Luxembourg, on est rapidement confronté à des freins, comme la disponibilité des ressources ou l’acceptabilité. Comment y faire face ?

Aujourd’hui, on voit différents sujets émerger en lien avec la question de la réindustrialisation. L’un d’eux réside dans l’enjeu de ne plus artificialiser de nouveaux espaces, en privilégiant la requalification des friches industrielles existantes. Un autre frein important réside dans le manque de compétences pour accompagner cette renaissance industrielle puisqu’avec la désindustrialisation nous avons arrêté de former dans certains secteurs clés. L’acceptabilité des usines est aussi une question. Les citoyens sont favorables à une réindustrialisation mais idéalement si elle n’a pas lieu à côté de chez eux. En la matière, le discours sur la responsabilité de chacun doit opérer. Il faut comprendre qu’en externalisant nos productions dans des pays tiers, on a aussi délocalisé les pollutions de l’air et des sols. Mais ils n’ont pas disparu. Or, nous avons en Europe des règles environnementales parmi les plus sévères au monde. Celles-ci doivent rassurer les citoyens. Une production et ses incidences ne seront jamais aussi bien maîtrisées que si elles ont lieu chez nous. Enfin, si on revient sur les questions de souveraineté, soutenir des filières de recyclage doit permettre de réduire notre dépendance à des activités d’extraction ou de raffinage de matières premières, aujourd’hui largement contrôlées par des pays tiers au premier rang desquels la Chine. Enfin l’industrie évolue aussi avec des usines plus compactes et plus automatisées ce qui appelle à déconstruire certaines représentations que l’on a de l’usine. 

« Soutenir des filières de recyclage permet de réduire notre dépendance à des activités d’extraction de matières premières »

L’image de l’industrie aussi doit évoluer, avec sans doute un nouvel imaginaire à développer autour de ses métiers…

Il y a un gros travail à faire à ce niveau. Pendant 40 ans, l’industrie a été associée à la relégation et aux fermetures d’usines. L’image qui lui est associée n’était pas porteuse d’avenir. Il y a donc un discours à reconstruire et les plus à même d’y contribuer sont ceux qui travaillent dans les usines aujourd’hui. Il ne faut pas le faire de manière naïve et angélique, au risque de créer un décalage entre le discours et une réalité qui s’avérera décevante. Si certains métiers sont difficiles, et il faut le dire, il y a aussi de belles opportunités pour beaucoup, avec une grande diversité d’emplois disponibles. Des efforts importants doivent être menés pour améliorer la qualité de vie des travailleurs.

« Il faut changer l’image de l’industrie, qui n’est aujourd’hui pas porteuse d’avenir. »

A quoi ressembleront les usines de demain ?

Je pense que les unités qui seront déployées seront plus petites, plus compactes, plus automatisées. Mais, encore une fois, cela dépendra de l’activité, avec des sites de tailles différentes. Des petites usines, très automatisées, pourront s’installer en zone périurbaine. De grands sites de production, permettant de répondre à une demande continentale, continueront aussi d’exister. Tout ne peut pas être automatisé. Et je ne crois pas au mythe d’une usine sans humain. 

Aujourd’hui, qui doit définir cette stratégie industrielle. Le politique ?

Pas uniquement. Je pense qu’il faut recréer un compromis national autour de l’industrie, en mobilisant tous les acteurs de la société. Au-delà de l’établissement d’une vision, il y a des réflexions structurelles à mener, autour de la fiscalité et des aides publiques notamment. La démarche doit nous permettre, en la matière, de sortir du saupoudrage en s’assurant de mettre les moyens aux bons endroits. 

Info +

Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie et chercheuse associée au CRESAT (Université de Haute-Alsace), a co-écrit aux côtés d’Olivier Lluansi Vers la renaissance industrielle, ouvrage publié aux éditions Marie B en pleine crise économique liée à la pandémie de Covid-19. Ce livre dresse un historique des évolutions de l’industrie française et décrit précisément les forces expliquant son déclin. Forts de ce constat, les auteurs tracent de manière lucide plusieurs perspectives pour engager le renouveau de l’industrie française.  

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